La condition humaine selon Sandra Vásquez de la Horra
Art naïf, art brut, primitivisme sont des termes qui pourraient venir à l’esprit d’un amateur d’art éclairé lorsqu’il est confronté pour la première fois aux dessins de Sandra Vásquez de la Horra. Son art semble provenir d’une aire géographique et culturelle éloignée de notre monde occidental habituel, et il y a pourtant quelque chose de très familier dans cet univers plein de malice et d’espièglerie. En effet, si cet art, savant et sophistiqué, plonge ses racines dans des origines sud-américaines, il est aussi nourri d’une culture visuelle riche et variée et d’une connaissance approfondie de la littérature, de la philosophie et de l’anthropologie européenne et sud-américaine.
Sandra Vásquez de la Horra est née au Chili, à Viña del Mar, station balnéaire fondée dans la deuxième moitié du xixe siècle pour devenir le lieu de villégiature des habitants de Valparaíso, la grande ville située à une dizaine de kilomètres au sud. Du côté paternel, elle descend d’une ancienne famille aisée de la région, catholique et conservatrice. Son grand-père maternel était un Espagnol républicain originaire de Barcelone qu’il quitta pour le Chili après la guerre civile en 1939 1 .
Son père décide d’inscrire ses enfants à l’école italienne de Valparaíso. Sandra Vásquez de la Horra y reçoit très jeune une éducation bilingue, et la culture italienne la marque profondément – ses grands auteurs classiques, comme Dante, mais aussi ses artistes et architectes (Léonard de Vinci, Michel-Ange, Palladio, etc.) font partie de ses références. Sa scolarité est néanmoins peu conformiste – seule l’intéresse la lecture, et elle se définit elle-même comme quasi autiste dans ces années-là. Sur les conseils d’un psychologue, elle intègre dès l’âge de douze ans l’académie des Beaux-Arts de Valparaíso. Elle devient alors réellement consciente de la situation politique du pays 2 , découvre les milieux contestataires et commence à prendre part aux manifestations organisées par les étudiants.
À l’académie, tout en poursuivant ses lectures, elle bénéficie de l’enseignement progressiste de certains professeurs, notamment de Virginia Vizcaino, qui prône une approche très expérimentale des matériaux. Elle dépense son argent de poche dans les librairies : elle collectionne les volumes de poésie aux couvertures noires de l’éditeur espagnol Visor, lit André Breton, Tristan Tzara, Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud. Elle aime particulièrement l’œuvre de Paul Éluard, et Capitale de la douleur fait toujours partie de ses lectures préférées. Elle va aussi découvrir la littérature américaine, Walt Whitman, ainsi que les écrivains de la beat generation : Allen Ginsberg, Gregory Corso, Lawrence Ferlinghetti et, plus tard, Jack Kerouac. Et à Viña del Mar, elle peut voir des films européens dans un cinéma d’art et d’essai.
À dix-neuf ans, elle part s’installer à Santiago et rencontre un couple d’intellectuels socialistes, Tomas Moulian et Gisella Munizaga qui, en quelque sorte, l’« adoptent ». Le mouvement Chile Crea, réunissant artistes et étudiants qui luttent pour la démocratie, est fondé à ce moment-là et Sandra Vásquez de la Horra y participe activement. Elle fréquente le musée de Santiago, qui conserve de très importantes collections d’art précolombien, et sa bibliothèque anthropologique. Elle étudie la mythologie des Indiens et découvre les écrits de Lévi-Strauss traduits en espagnol et publiés au Mexique. Elle se familiarise avec les courants artistiques contemporains : à la bibliothèque de l’Institut Goethe, elle peut ainsi feuilleter la revue Kunstforum et consulter des monographies sur un grand nombre d’artistes du xxe siècle.
Elle retourne à Viña del Mar en 1989 – l’année d’un premier référendum au Chili (pour ou contre Pinochet) et du premier gouvernement de transition. Tous ces événements la marquent profondément. Elle s’inscrit à l’université pour étudier la communication visuelle et le design graphique, avec un intérêt particulier pour la typographie. Parmi les professeurs, Peter Kroeger lui fait connaître les théories de Rudolf Steiner et l’incite à lire Freud et Jung. En 1994, elle sort diplômée de l’université avec les félicitations du jury, et son projet de diplôme reçoit même un prix. Elle connaît un début de succès professionnel dans le domaine du design graphique. Mariée depuis un an, elle donne naissance à sa fille Clara. En 1995, la famille part pour l’Europe, pour Düsseldorf où, pendant un an, Sandra Vasques de la Horra est auditrice libre dans la classe de Jannis Kounellis à la Kunstakademie. Elle a choisi cet artiste, figure importante de l’Arte Povera, parce que l’italien est la seule langue étrangère qu’elle parle.
Elle revient au Chili découragée, ayant presque abandonné son rêve de devenir artiste ; personne ne s’intéresse à son travail. Inspirée par l’architecture européenne, elle crée alors des modèles tridimensionnels en tissu et en cire. Elle tente d’obtenir une bourse pour retourner en Europe, mais sans succès, en dépit des recommandations de Rosemarie Trockel et de Fritz Schwegler, professeurs à la Kunstakademie de Düsseldorf. Elle retourne cependant en Allemagne et devient étudiante « invitée » dans la classe de Rosemarie Trockel où elle poursuit ses expérimentations avec des petites sculptures et des objets, des diapositives, etc. Enfin, de 2001 à 2003, la jeune artiste termine ses études à la Kunsthochschule für Medien de Cologne.
Parallèlement à ses autres travaux, Sandra Vásquez de la Horra a toujours dessiné. Ses dessins, radicalement figuratifs, ne sont jamais « beaux » au sens classique du terme. Ils présentent souvent un caractère brut, immédiat, où l’on ressent une certaine urgence. Ils comportent beaucoup d’éléments personnels. Son bagage familial et culturel est à la fois douloureux, riche et complexe. Réservoir inépuisable d’images, il participe activement à la naissance d’une œuvre magnifique et exubérante que l’on a pu voir présentée pour la première fois, en 2005, dans une exposition personnelle à la galería Jule Kewenig de Palma de Majorque 3 .
Depuis 1997, l’artiste termine ses dessins en les plongeant dans un bain de cire 4 . Ce traitement donne à l’œuvre une matérialité singulière et confère au trait de crayon une profondeur ambiguë – la cire fait fonction de peau translucide qui patine le dessin et le transporte dans un autre temps. Sandra Vásquez de la Horra choisit volontiers des papiers de qualités et de couleurs variables et affectionne particulièrement les cahiers de comptabilité avec leurs colonnes marquées par des traits rouges 5 . La cire uniformise partiellement les papiers, même si de légères différences de tons persistent après le bain de cire, animant les surfaces. Cela lui permet d’utiliser des papiers anciens, souvent de qualité moyenne, qu’elle déniche volontiers dans les marchés aux puces. La ligne est fluide et sûre, appliquée d’un trait continu. Les formes sont souvent remplies, comme « coloriées » de mine graphite, avec une grande variété de gris et de noirs rehaussés – rarement – d’un peu de couleur, jaune, rose ou rouge.
Si chacun des dessins est une œuvre à part entière qui raconte sa propre histoire, révèle son âme, Sandra Vásquez de la Horra se plaît à les assembler dans de grandes installations murales – parfois jusqu’à une centaine d’œuvres aux formats très variés. Cette façon de présenter les dessins rappelle les procédures mises en place par d’autres artistes, notamment par Silvia Bächli. Mais tandis que pour celle-ci, l’espace entre les œuvres est mûrement réfléchi et joue un rôle primordial dans le dispositif, chez Sandra Vásquez de la Horra, les dessins sont accrochés très près les uns des autres et peuvent former tantôt des guirlandes, tantôt des grappes ou des clusters 6 . Chez Silvia Bächli, l’installation murale une fois déterminée devient permanente et non modifiable. Chez l’artiste chilienne, il s’agit surtout d’un dispositif d’exposition temporaire susceptible d’évoluer en fonction de l’espace donné, dispositif dans lequel le collectionneur peut prélever librement le dessin de son choix. Mais elle peut également fixer, du moins temporairement, un dispositif qu’accompagne alors un schéma 7 qui peut être respecté ou non. L’équilibre interne d’un tel ensemble est toujours fragile et délicat et exige de l’artiste un regard attentif et de l’intuition. Se met alors en place une sorte de structure narrative dépourvue de récit à proprement parler, mais empreinte d’un humour à la fois baroque, exubérant et plein d’acuité.
Le travail de Sandra Vásquez de la Horra est marqué par la présence de la typographie. Dans nombre de ses dessins, elle associe en effet figure et écriture, celle-ci explicitant l’image. Ainsi en est-il du dessin représentant un petit enfant à la tête hypertrophiée, assis sur une voiture sommairement esquissée 8 . Ce dessin est étrange et émouvant, mais le texte 9 qui l’accompagne transforme totalement l’œuvre, avec ce supplément d’étrangeté et de merveilleux qui caractérise les créations de Sandra Vásquez de la Horra. Elle a une prédilection pour les lettres capitales, petites et grandes, qu’elle dispose sur la feuille à sa guise sans se soucier des coupures grammaticalement correctes. Elle crée ainsi des mots étonnants, porteurs de sens nouveaux. Elle associe également petites et grandes capitales dans un jeu graphique qui permet de lire séparément les unes comme les autres. Elle laisse parfois les mots occuper la place la plus importante : ils dominent le motif et deviennent le véritable sujet. Elle emploie souvent l’espagnol, parfois l’anglais, plus rarement l’allemand. Il lui arrive même de mélanger plusieurs langues dans une même phrase… Elle transforme ainsi en force une faiblesse, car même si elle parle aujourd’hui assez couramment l’anglais et l’allemand, elle n’est véritablement à l’aise qu’avec l’espagnol et l’italien. Cette passion pour la typographie – domaine de prédilection, déjà du temps de ses études au Chili – lui permet de trouver des chemins novateurs. Il est tentant de rapprocher cette façon de travailler le langage de celle des grands maîtres du détournement des mots et des lettres de l’époque de Dada, Kurt Schwitters et Raoul Hausmann en particulier, qui s’intéressaient vivement à la typographie. Mais s’il existe un lien entre Sandra Vásquez de la Horra et le mouvement Dada, il faut le chercher du côté de Hannah Höch qui, vers 1924/1925, dans certains collages et photomontages 10, s’empara de la typographie avec une liberté équivalente à celle de l’artiste chilienne.
En lien avec ses études anthropologiques, les mythes et les contes populaires sont au centre des préoccupations de l’artiste et lui fournissent bien des sujets. Elle se permet même de bouleverser nos visions habituelles de ce monde parallèle en affublant par exemple le Petit Chaperon rouge de dents de vampire 11…
La religion et le sexe sont aussi pour elle des thèmes majeurs. Un pauvre Christ décharné inspire la pitié avec sa couronne d’épines 12 tandis qu’une Sanctissima 13 semble sortir directement d’une procession de la Semana santa. Sandra Vásquez de la Horra s’attaque aussi bien au Sacré-Cœur de Jésus 14, à l’Immaculée Conception 15, qu’aux saints, Lazare ou Sébastien par exemple. Ce dernier apparaît fréquemment dans des positions plus ou moins lascives. Les religieuses, nombreuses, ne sont pas toutes bien catholiques. Elles sont parfois radicalement subversives, comme la Monja di Monza, que Sandra Vásquez de la Horra se plaît à citer à plusieurs reprises. Elle lui vient d’un film pornographique italien (soft, semble-t-il), réalisé par Eriprando Visconti en 1969. La religieuse de Monza est représentée dans une tenue insolite : un décolleté laisse entrevoir un sein, une robe translucide laisse deviner le bas-ventre 16. Le sexe est quant à lui traité avec un grand naturel et une certaine désinvolture. L’artiste semble surtout évoquer une sexualité très solitaire. Le sceptre d’un petit roi est son propre sexe qu’il masturbe 17, tandis qu’une silhouette masculine agenouillée est surtout marquée par sa forte érection 18. En témoigne également un dessin représentant un homme se faisant à lui-même une fellation 19, ou encore celui où l’on voit un petit sexe rabougri sortant peu glorieusement d’un glory hole 20.
La politique est un élément important dans l’univers de Sandra Vásquez de la Horra, mais elle joue un rôle plutôt sous-jacent. Un terrifiant militaire gradé 21, dont le visage semble caché par un masque, porte un uniforme qui évoque ceux du régime nazi. L’artiste souligne que l’armée chilienne du général Augusto Pinochet s’était inspirée pour ses propres troupes des modèles vestimentaires de l’armée hitlérienne 22.
Mais Sandra Vásquez de la Horra ne fonde pas seulement son travail sur des sources vernaculaires. Elle l’inscrit également dans une lignée, dans la grande famille artistique dont l’un des ancêtres se nomme Francisco de Goya y Lucientes. Elle semble avoir particulièrement regardé ses Caprichos 23, qui furent également une importante source d’inspiration pour un autre artiste, Odilon Redon 24. Celui-ci a peut-être encore davantage inspiré Sandra Vásquez de la Horra. Lors de son premier séjour en Europe, en 1995, elle découvrit Paris et visita le musée d’Orsay et la salle consacrée aux fusains et aux pastels d’Odilon Redon. Elle connaissait son œuvre par les livres, mais cette découverte fut pour elle une révélation qui la marque encore aujourd’hui. Certains de ses personnages, leurs visages en particulier, sont de discrets et vibrants hommages au grand « maître des noirs » que fut Redon. La jeune femme du dessin intitulé My Love 25, qui embrasse une tête de mort, n’est pas étrangère, avec sa pâle face lunaire, au monde des inquiétantes fleurs humaines 26 que Redon réalisa au fusain autour de 1880. Sandra Vásquez de la Horra a comme lui un goût prononcé pour l’étrange, le morbide. Tout comme lui, elle affectionne les têtes de mort, les pendus, les apparitions spectrales, et elle a une prédilection pour la figure de saint Sébastien – que Redon dessina et peignit souvent. Elle a su retranscrire cette influence dans son propre langage pictural d’une manière presque imperceptible.
Grande observatrice, Sandra Vásquez de la Horra porte sur le monde et les êtres qui l’entourent un regard profondément humaniste – elle s’intéresse aux êtres malchanceux, aux marginaux –, un regard à la fois bienveillant et plein d’humour parfois à la limite du grinçant. « La vie est bien triste – enfin rions 27 », écrit le Danois Herman Bang, en exergue à son roman Plaisirs d’été. Sandra Vásquez de la Horra pourrait bien souvent faire sienne cette maxime ; il suffit de regarder son dessin Human Condition 28 qui représente un homme nu trébuchant sur les lettres du mot « human » : alors qu’il est en train de se soulager, perdant l’équilibre, il urine sur lui. Si la condition humaine se résume à cela, il vaut en effet mieux en rire.
1. Les renseignements biographiques proviennent de plusieurs conversations avec l’artiste au début de l’année 2010.
2. Sandra Vásquez de la Horra avait sept ans en 1973 lorsque le président légitime Salvador Allende fut renversé par le général Augusto Pinochet qui allait gouverner le pays jusqu’en 1990.
3. Une exposition de Christian Boltanski avait été annulée à la dernière minute et Sandra Vásquez de la Horra accepta de le remplacer au pied levé.
4. Le peintre norvégien Olav-Christopher Jenssen, installé depuis de nombreuses années à Berlin, se sert d’un procédé analogue pour terminer ses dessins.
5. Rosemarie Trockel, dont Sandra Vásquez de la Horra a suivi l’enseignement à la Kunstakademie de Düsseldorf, s’est pendant un temps également intéressée aux papiers lignés.
6. Par exemple, l’ensemble des dessins acquis par Antoine de Galbert et exposés au Salon du dessin contemporain à Paris en 2008 forme un losange dans sa configuration initiale.
8. Collection Florence et Daniel Guerlain qui le choisirent en 2009 pour illustrer leur carte de vœux. Sandra Vásquez de la Horra fut en 2009 la lauréate du prix de Dessin contemporain de la Fondation Daniel et Florence Guerlain.
10. Cf. Die Tragödin, 1924, ou Die Gymnastiklehrerin, 1925, reproduits dans le catalogue de l’exposition Hannah Höch, Madrid, Museo Nacional Centro de Arte reina Sofía, 2004, p. 153 et 155.
11. La famosa caperucita vampirita, 2006, reproduit dans le catalogue de l’exposition, Sandra Vásquez de la Horra. Mitológica, Museum Kunstpalast, Düsseldorf, 2008, p. 23.
14. Cf. El sagrado corazón de Jesús, 2007, reproduit dans Sandra Vásquez de la Horra. Impossible Mind, Nuremberg, Verlag für moderne Kunst, 2007, non paginé.
16. Collection du Centre Pompidou, reproduit dans le catalogue de l’exposition elles@centrepompidou, Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 79.
24. Parmi les autres artistes qui ont marqué Sandra Vásquez de la Horra, il faut également mentionner James Ensor, Félicien Rops, Edvard Munch et le Mexicain José Guadalupe Posada, dont elle n’a connu le travail qu’à son arrivée en Europe.